Boulogne-sur-mer.
Une digue.
Et ce qui se joue, se noue, se tisse et se déroule dans un lieu où l'on vient croirait-on pour pêcher, avec son chariot à roulettes et son casse-croûte, par grand soleil ou par gros temps. Une digue, là où je suis né et où j'ai grandi, là où je suis revenu après avoir voyagé et cru voir le monde.
Arnordir, déjà, le mot sonne comme une promesse : déformation patoisante boulonnaise du mot français « anordir », qui veut dire « revenir au nord, en parlant du vent ». Revenir au nord de son enfance, et voir que tout est là, depuis longtemps. Telle est la surprise de ce livre : que le monde est déjà là, tout près. Petit monde de trois kilomètres de long et de trois mètres de large, avec sa langue et sa magie, ses habitant.e.s et sa mythologie.
Ce monde, je suis allé le fouiller trois étés de suite, parce que juste en face, à l'autre bout de la manche, on sait bien que «to dig» c'est creuser, je me suis laissé prendre au jeu de la pelle, le long de cette langue de terre, où chaque nouvelle pierre est le lieu possible d'une révélation.
Au fondement de ma fouille, il y a eu une trouvaille : un carton d’une centaine de pellicules, glané dans la ressourcerie d’une ville voisine, pour trois fois rien. C’est elle qui devait dessiner les contours de mon écologie : circonscrire un territoire minuscule (une digue), ne l’approcher qu’à partir d’un matériau trouvé (les pellicules périmées), puis utiliser un appareil acheté lui aussi localement, enfin, développer le tout, en mêlant de l’eau de mer, en espérant trouver la formule magique, celle qui me révélerait ce que j’étais venu chercher là.
Face à ce qui résiste au premier coup d'œil, j'ai senti qu'on ne pouvait approcher cette digue qu'avec une confiance aveugle dans le pouvoir d'énonciation de la trace, du trou, de la tâche, en guettant les signaux et les incantations. On est alors surpris par ce qui s'accroche aux murs et appelle notre regard, toutes ces sculptures involontaires et ces petites écritures sacrées, qui sont le secret de celleux qui vivent là. Et voir : les graffitis de craie, les empilements de pierres comme échelles de fortune, les apparitions ectoplasmiques et les directions marquées comme autant de détours à faire.
Ici l'on sent que la mer déborde et habite ce qui l'approche, nul n'est besoin de la voir pour la sentir dans tout, elle infuse dans ce qui naît et vit ici, et dans tout ce qui s'échoue là. Car les habitué.e.s des lieux savent qu'on est toujours au bord de tomber à l'eau, ou d’être surpris.e par la marée. Que le risque d'être allé.e au bout de cette digue, c'est d'en revenir habité.e, et pour toujours abîmé.e même. Qu'en jouant le jeu des éléments, on pourrait bien ne plus en revenir, et se faire prendre pour de bon par la mer.
En venant là, je suis parti en photographie, puis en dessin, comme d'autres vont à la pêche, et j'ai bien vu qu'en bas du mur on peut croiser nos lignes, dans la récurrence des gestes, des motifs et des apparitions, avec tout son barda qu'on jette à l'eau puis qui nous revient en pleine face. Ici les pratiques se rencontrent et les fils s'entremêlent. Cellui qui dessine comme cellui qui pêche lance sa ligne pour voir si «ça mord», et fait des petits ronds en attendant la bête étrange qui accrochera l'hameçon. Mes dessins, comme desseins manqués, comme gestes énigmatiques et sans visée, déroulés dans le tourbillon du ressassement quotidien, je les fais juste pour voir ce qui sortira sur la page. Voir si les lieux sont habités, si le dessin vient, si cela mène quelque part. C’est ainsi que je jette ma ligne et fais confiance au sens du vent pour que la signification m'échappe.
Ces dessins, donc, je les ai faits après les photos, dans un second temps, et dans un tout autre endroit, mais en les rapprochant de ces dernières, j'ai vu des similitudes qui me font croire que les lieux de notre enfance nous habitent, qu'on n'échappe donc pas à ses monstres, et que les chemins qu'on a fréquentés sont tracés en nous. Et j’ai compris que la clé était là, dans tout ch' brin brin que la mer nous ramène, dans le mélange et le remous des agencements provisoires, là où ça brasse, là où ça vente, là où ça charrie, là où on entend l'appel du large et où ça crie au délire.
Une digue. Le chemin n'est pas balisé, se laisser surprendre est l'unique objet, mais dans ce qui se cache-là, dans ce qui est enfoui dans le trou de la mémoire, il y a peut-être l'espace pour une réminiscence de gestes communs, ancestraux, qui habitent nos mémoires d'humain.e.s. Pour que nos pratiques se croisent, pour qu'on danse ensemble à la même grande fête, il faut croire à la petite transe et à la transmutation, et donner le plein pouvoir aux esprits qui habitent les lieux. Le livre se lira de préférence en pleine tempête, histoire que le vent en tourne les pages.
Une digue.
Et ce qui se joue, se noue, se tisse et se déroule dans un lieu où l'on vient croirait-on pour pêcher, avec son chariot à roulettes et son casse-croûte, par grand soleil ou par gros temps. Une digue, là où je suis né et où j'ai grandi, là où je suis revenu après avoir voyagé et cru voir le monde.
Arnordir, déjà, le mot sonne comme une promesse : déformation patoisante boulonnaise du mot français « anordir », qui veut dire « revenir au nord, en parlant du vent ». Revenir au nord de son enfance, et voir que tout est là, depuis longtemps. Telle est la surprise de ce livre : que le monde est déjà là, tout près. Petit monde de trois kilomètres de long et de trois mètres de large, avec sa langue et sa magie, ses habitant.e.s et sa mythologie.
Ce monde, je suis allé le fouiller trois étés de suite, parce que juste en face, à l'autre bout de la manche, on sait bien que «to dig» c'est creuser, je me suis laissé prendre au jeu de la pelle, le long de cette langue de terre, où chaque nouvelle pierre est le lieu possible d'une révélation.
Au fondement de ma fouille, il y a eu une trouvaille : un carton d’une centaine de pellicules, glané dans la ressourcerie d’une ville voisine, pour trois fois rien. C’est elle qui devait dessiner les contours de mon écologie : circonscrire un territoire minuscule (une digue), ne l’approcher qu’à partir d’un matériau trouvé (les pellicules périmées), puis utiliser un appareil acheté lui aussi localement, enfin, développer le tout, en mêlant de l’eau de mer, en espérant trouver la formule magique, celle qui me révélerait ce que j’étais venu chercher là.
Face à ce qui résiste au premier coup d'œil, j'ai senti qu'on ne pouvait approcher cette digue qu'avec une confiance aveugle dans le pouvoir d'énonciation de la trace, du trou, de la tâche, en guettant les signaux et les incantations. On est alors surpris par ce qui s'accroche aux murs et appelle notre regard, toutes ces sculptures involontaires et ces petites écritures sacrées, qui sont le secret de celleux qui vivent là. Et voir : les graffitis de craie, les empilements de pierres comme échelles de fortune, les apparitions ectoplasmiques et les directions marquées comme autant de détours à faire.
Ici l'on sent que la mer déborde et habite ce qui l'approche, nul n'est besoin de la voir pour la sentir dans tout, elle infuse dans ce qui naît et vit ici, et dans tout ce qui s'échoue là. Car les habitué.e.s des lieux savent qu'on est toujours au bord de tomber à l'eau, ou d’être surpris.e par la marée. Que le risque d'être allé.e au bout de cette digue, c'est d'en revenir habité.e, et pour toujours abîmé.e même. Qu'en jouant le jeu des éléments, on pourrait bien ne plus en revenir, et se faire prendre pour de bon par la mer.
En venant là, je suis parti en photographie, puis en dessin, comme d'autres vont à la pêche, et j'ai bien vu qu'en bas du mur on peut croiser nos lignes, dans la récurrence des gestes, des motifs et des apparitions, avec tout son barda qu'on jette à l'eau puis qui nous revient en pleine face. Ici les pratiques se rencontrent et les fils s'entremêlent. Cellui qui dessine comme cellui qui pêche lance sa ligne pour voir si «ça mord», et fait des petits ronds en attendant la bête étrange qui accrochera l'hameçon. Mes dessins, comme desseins manqués, comme gestes énigmatiques et sans visée, déroulés dans le tourbillon du ressassement quotidien, je les fais juste pour voir ce qui sortira sur la page. Voir si les lieux sont habités, si le dessin vient, si cela mène quelque part. C’est ainsi que je jette ma ligne et fais confiance au sens du vent pour que la signification m'échappe.
Ces dessins, donc, je les ai faits après les photos, dans un second temps, et dans un tout autre endroit, mais en les rapprochant de ces dernières, j'ai vu des similitudes qui me font croire que les lieux de notre enfance nous habitent, qu'on n'échappe donc pas à ses monstres, et que les chemins qu'on a fréquentés sont tracés en nous. Et j’ai compris que la clé était là, dans tout ch' brin brin que la mer nous ramène, dans le mélange et le remous des agencements provisoires, là où ça brasse, là où ça vente, là où ça charrie, là où on entend l'appel du large et où ça crie au délire.
Une digue. Le chemin n'est pas balisé, se laisser surprendre est l'unique objet, mais dans ce qui se cache-là, dans ce qui est enfoui dans le trou de la mémoire, il y a peut-être l'espace pour une réminiscence de gestes communs, ancestraux, qui habitent nos mémoires d'humain.e.s. Pour que nos pratiques se croisent, pour qu'on danse ensemble à la même grande fête, il faut croire à la petite transe et à la transmutation, et donner le plein pouvoir aux esprits qui habitent les lieux. Le livre se lira de préférence en pleine tempête, histoire que le vent en tourne les pages.
FM, mai 24