« Quelles sont ces racines qui s’agrippent, quelles branches sortent / De ces détritus pleins de cailloux ? / Fils de l’homme / Tu ne peux le dire ni le deviner, car tu ne connais rien d’autre / Qu’un fatras d’images brisées, là où frappe le soleil, / Où l’arbre mort n’offre pas d’abri, la sauterelle pas de répit, / Et la pierre sèche pas de bruit d’eau. / De l’ombre / Il n’y en a que sous ce rocher rouge / (Viens te mettre à l’ombre de ce rocher rouge) / Et je te montrerai quelque chose qui n’est ni / Ton ombre qui au matin te suit à grands pas / Ni ton ombre qui au soir se dresse à ta rencontre ; / Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière. » (T.S. Eliot, The Waste Land)

En langage des matelots boulonnais (Pas-de-Calais), arnordir signifie revenir au nord, par le vent.

Il s’agit donc d’un terme de navigation, une façon de négocier avec les courants et l’élément aérien, une façon aussi, peut-être, lorsque l’on est artiste comme Florian Maricourt, de composer des lignes de sens, de jeter des filets de significations, de préparer ses cases et casiers.

Son livre autopublié, justement placé sous l’autorité de ce terme à la sévère résonnance islandaise, est un essai visuel concentrant son regard sur la longue digue Carnot de Boulogne-sur-Mer.

On y pêche depuis toujours, on y vient en famille, les fils apprennent des pères, vélo posé contre le béton, non loin des cannettes de bières et du couteau nécessaire pour couper les têtes des créatures marines remontées du bouillon.

Mais Arnordir n’est pas une partie de campagne, c’est un livre à l’authenticité rude, très minéral, les gravillons d’Eiffage formant un paysage lunaire à deux pas des pékeus à casquettes – souvenir d’une enfance calaisienne de même type.

Des fissures apparaissent ? Il va falloir rationnaliser tout ça, sécuriser, refaire la piste selon les normes du moment.

En évacuant le peuple ? Les décideurs n’excluent rien, les péquenauds comptent peu.

Composé d’images en nuances de gris – Florian Maricourt a trouvé un lot de pellicules périmées dans une ressourcerie du coin et a utilisé un appareil acheté dans un Emmaüs -, de dessins aquarellés et de mots manuscrits, Arnordir est un livre hybride où les glyphes et traces mystériueses côtoient des photographies de nature à la fois poétique et documentaire, entre John Divola, Johan van der Keuken et Pier Paolo Pasolini (je pense, sûrement contre toute raison, à la fin de Porcherie).

Signalétique maritime, flèches indiennes, derniers des Mohicans.

Chaise pliante, happats, silhouettes de silures.

Arnordir expérimente, tente, offre des empreintes à déchiffrer.

Des cairns dérisoires, des ponts de pierre pour traverser des flaques, des objets ordinaires.

Rien n’est pas banal pour l’anthropologue sauvage attiré par les laissées, les délaissés, le Waste Land côtier.

L’économie précaire qu’il pratique est une éthique.

Vous le savez, les maquereaux sont les meilleurs poissons du monde.

Horizons de mer, mouillure, cailloux lessivés.

Côte d’Opale, nœuds marins, temples chus.

Les dames du temps jadis portaient, d’Etaples à Calais, la traditionnelle coiffe dite « Le Soleil », que l’on retrouve aujourd’hui sur la peau des hommes, tatouée.

Hameçons, harpons, poinçons.

Il y a rencontre entre l’humain, la mouette et le chien, comme entre la tôle chauffée à blanc, le graffiti et les accidents du sol.

Sublime de la décharge, grâce des brise-lames, autonomie des formes.

Plane en ces pages faisant songer parfois à quelque territoire sicilien désolé l’ombre de Moby Dick, c’est-à-dire d’une énigme fondamentale se confondant à la fois avec la présence de Dieu et son retrait.   

On s’endort, on joue aux dés avec des morceaux de pierre, on ne s’attend plus à rien, ou à tout.


Fabien Ribéry, Revenir au Nord, 2024
texte publié sur le blog l’Intervalle, ici ︎︎︎